Voyage en Pologne du 9 au 14 mars 2024

« Quant à l ’action, elle se passe en Pologne c’est-à-dire nulle part » (Alfred Jarry, Ubu roi, 1888)

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Comme pour démentir Alfred Jarry, un groupe de 26 auditeurs de l’AR 16 IHEDN et de notre partenaire l’association nationale des auditeurs Sécurité et Justice (ANA SJ) a effectué un voyage d’étude en Pologne, du 9 au 17 mars 2024, 17 ans après la précédente visite associative d’auditeurs (2007).
Loin d’être une démarche isolée, cette visite s’inscrit dans le prolongement de celle effectuée dans les Pays Baltes, du 10 au 18 septembre 2022 mais aussi celle de l’ANA SJ en Roumanie (11 au 19 mai 2022) à laquelle participaient cinq auditeurs de l’AR 16. La prétendue « opération militaire spéciale » russe à l’encontre de l’Ukraine, commencée le 24 février 2022, a donné un intérêt particulier à la visite de ces pays qui constituent volens nolens le glacis protecteur de l’Union Européenne face à la menace venue de l’Est.
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Comme dans les Pays Baltes, nous avons consacré un temps important, plus que jamais indispensable, au devoir de mémoire, en rendant d’abord hommage, aux deux cimetières Powaski de Varsovie, aux militaires polonais qui ont servi sous les couleurs ou aux côtés de leurs frères d’arme français (monument Rhin et Danube), ensuite aux militaires français morts en Pologne en 1918-21 (monument aux Français de l’armée Haller). Nous avons enfin déposé une gerbe sur la stèle française du monument international aux victimes du fascisme à Auschwitz II, en mémoire de nos concitoyens, de confession israélite ou non, morts en déportation.
Lors des deux premiers dépôts de gerbe, nous avons reçu un support très apprécié de l’attaché militaire près l’ambassade de France, le colonel Lejeune, de Mme Grazyna Matkowska, délégué général du Souvenir Français pour la Pologne, de la branche polonaise de l’association Rhin et Danube venue en nombre et avec ses drapeaux, enfin de l’armée polonaise représentée par quatre sous-officiers tambours et clairons. Pour le troisième à Auschwitz Birkenau, nous avons bénéficié de l’aide de M. Cédric Peltier, consul général à Cracovie et de sa collaboratrice Dorota Porada. Qu’ils trouvent ici nos remerciements les plus chaleureux.
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Contacts institutionnels à l’ambassade de France
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Nos contacts se sont limités à l’ambassade de France à Varsovie, pour des raisons conjoncturelles. En effet, les élections du 15 octobre 2023, marquées par une participation exceptionnelle, jamais atteinte depuis 1989, ont créé une situation politique nouvelle. Le parti Droit et Justice (PiS) au pouvoir depuis 8 ans reste en tête mais perd suffisamment de sièges à la chambre des députés comme à la chambre haute (sénat) pour ne plus disposer de la majorité. C’est donc à la plateforme civique (PO) de Donald Tusk de former un gouvernement le 11 décembre. La nouveauté de cette situation n’a pas permis de rencontrer de nouveaux élus polonais via notre ambassade. Pour les mêmes raisons, il ne nous a pas été possible de rencontrer des responsables d’administration, trop fraichement nommés ou susceptibles de partir prochainement. Nous nous sommes donc concentrés sur des contacts tres riches avec Etienne de Ponsins, ambassadeur de France à Varsovie, son adjointe Lucie Stépanyan et ses chefs de services (économie, défense, sécurité intérieure et douane) que nous remercions vivement pour leur accueil, leur disponibilité et leurs témoignage sans complaisance.
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Une occasion de revivifier la relation franco-polonaise et le Triangle de Weimar
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Sans détailler les informations recueillies, qui seront reprises dans notre rapport de visite, je me bornerai à retenir la déclaration de notre ambassadeur soulignant la nouvelle donne créée par les dernières élections. Celles-ci créent l’occasion de restaurer une bonne relation franco-polonaise mise à mal du temps du PiS. Le créneau de tir doit être exploité rapidement dans un cadre international mouvant et chargé de menaces. Dans cet environnement, le triangle de Weimar, réunissant la Pologne, la France et l’Allemagne pourrait permettre de rapprocher avec l’aide des Polonais les positions françaises et allemandes et de fournir à l’Europe un ancrage solide. Remarquons au passage que
l’objectif affiché par le PiS de doubler le volume des forces armées polonaises reste pour l’instant difficile à atteindre, faute de suffisamment de troupes et d’équipements, les principales commandes de matériel restant à financer.
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Les éléments structurants du sentiment national polonais
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Le fort sentiment national observé lors de nos différentes visites, assez proche de ce que nous avions rencontré en Lituanie, n’est guère étonnant compte tenu de deux siècles d’histoire commune au sein de la République des Deux Nations, et plus d’un siècle sous le joug russe puis soviétique. Nous sommes comme dans les Pays Baltes sur des « terres de sang », c’est-à-dire gorgées des restes des guerres, massacres, liquidations, sans oublier la tache particulière de la Shoah, d’une dimension que n’a connue aucun pays occidental.
Rappelons qu’à la suite de trois partages (1772, 1793, 1795), la Pologne a déjà été rayée de la carte, ce qui autorise la boutade assez provocatrice d’Alfred Jarry placée en tête de cet article. Non seulement la Pologne existe mais sa pataphysique met en avant des traits qui fondent son identité. Elle s’exprime notamment dans la volonté de reconstruire (presque) à l’identique la ville martyre de Varsovie, après l’insurrection de 1944 et la destruction en représailles de la ville par l’armée allemande, sous l’œil goguenard d’une armée rouge passive. C’est pourtant la république socialiste polonaise qui rebâtira à l’identique le Palais royal, incarnation de l’Etat polonais jusqu’à la finis poloniae .
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Population, exils, immigration, Shoah
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Les trois partages de la Pologne, les différents soulèvements du XIXème siècle et le poids de la répression policière, ont entrainé le depart pour l’exil de personnalités qui ont été autant d’ambassadeurs de la cause polonaise, tels Frédéric Chopin et Marie Curie, dont le culte est pieusement entretenu. Le rôle de la diaspora dans les résurrections successives de la Pologne (1918, 1945) est incontournable.
Le rapport à l’immigration est paradoxal mais aisé à expliquer : à la différence de la Pologne de la République des deux nations, ou de celle de la période 1918 -1940, l’actuelle Pologne, déplacée par Staline de 250 km vers l’ouest et d’où les Allemands ont été chassés en 1945, a une population extrêmement homogène puisqu’il n’y a pratiquement plus de minorités ukrainiennes, allemandes ou juives. Cela explique la méfiance à l’égard d’une immigration moyen orientale venue sous la pression des états voisins à travers les frontières russes et bélarusses. A contrario, la Pologne est, proximité linguistique, culturelle et religieuse aidant, le pays européen qui a accueilli le plus de réfugiés ukrainiens (6 millions, dont 2 millions encore en Pologne). Nous aurions aimé poursuivre cette analyse
à l’occasion de la visite programmée de FRONTEX. Malheureusement cette agence, sollicitée par deux visites ministérielles et celle de la directrice de la Police aux Frontières a, in extremis , annulé l’accueil de notre délégation.
Enfin, il faut évoquer, avec le musée Polin, la communauté juive polonaise et sa quasi disparition. Les premiers juifs arrivent en Pologne au Xème siècle, en suivant les routes marchandes Les statuts protecteurs accordés par Casimir le Grand (1344) marquent pour les juifs établis en Pologne le début d’un havre de paix, alors que dans le reste de l’Europe du moyen-âge, les juifs sont persécutés. Ces privilèges seront encore étendus dans les années 1500, âge d’or de la communauté, marqué par la​ tolérance religieuse entre catholiques, protestants, orthodoxes et israélites alors que partout ailleurs sévissent les guerres de religion. La tendance s’inversera avec les révoltes cosaques à partir de 1648.
Après les partages de la Pologne les communautés connaitront des sorts variables selon qu’elles sont sous domination prussienne, russe ou autrichienne. La communauté juive de Pologne représentera près de 3 millions de personnes, dont plus de 90 % disparaitra du fait de la politique nazie d’extermination.
Le musée Polin de Varsovie, bâti sur le site du ghetto, en face du monument dédié à l’insurrection de 1943 illustre l’apport de la communauté juive à l’histoire de la Pologne. Si la communauté a presque disparu de l’actuelle Pologne, son poids dans l’histoire de ce territoire reste considérable.
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Un attachement profond de la population à son histoire.
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La symbolique militaire y prend une large place, notamment au nouveau musée de l’armée de Varsovie au cadre entièrement rénové :
– Les hussards ailés, en fait une cavalerie lourde qui a contribué à sauver Vienne des Turcs, sous le roi Jean Sobieski (1663), ce que l’Europe a oublié mais pas les Polonais.
– La renaissance du grand-duché de Varsovie, sous la protection de l’empire napoléonien. Le souvenir des exploits des lanciers polonais ouvrant la porte de Madrid en forçant le col de Somosierra (1808), reste très vivace.
– L’« armée bleue » du général Haller formée en France en 1918 et la part prise par la mission française… et les armements envoyés par la France au miracle de la Vistule (1921)
– La figure tutélaire du maréchal Pilsudski, sauveur de la Pologne.
Chez les militaires comme les fonctionnaires, la fierté de l’uniforme demeure ; en 2018, les douaniers protestant contre une fusion avec l’administration des impôts, imposée par le PiS, défilaient en silence, en uniforme et drapeaux en tête.
L’intérêt pour l’histoire reste considérable en Pologne, comme en témoigne la présence de nombreux jeunes dans les musées comme au Wawel de Cracovie ou sur le site d’Auschwitz. L’histoire est apprise à l’école et le sentiment d’appartenance à une nation menacée par ses voisins allemands et russes reste très fort, la veine victimaire ayant été fortement exploitée par le PiS. En politique étrangère, on peut attendre de la nouvelle coalition un changement de pratique, en particulier dans la relation à l’état de droit, mais pas sur le fond de l’esprit de résistance, tant le sentiment national et la méfiance à l’égard du voisin et agresseur russe est fortement ancré dans la population polonaise.
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J’en terminerai par un amical salut à notre camarade Bernard Lamy, mon complice au début de l’organisation de ce voyage d’étude, que des problèmes de santé ont contraint à ne pas suivre l’aventure jusqu’à son terme.
Enfin, je me dois de souligner la parfaite osmose entre les 26 membres du groupe, composés d’anciens auditeurs de l’IHEDN et de l’IHEMI, certains avec la double casquette de ces deux instituts. Ces liens de camaraderie illustrent bien la complémentarité entre les approches de sécurité intérieure et extérieure, qui s’impose de plus en plus. Chacun a fait des efforts et grâce à la solidarité du groupe personne n’est resté en chemin. Pour les participants, ce voyage d’étude restera une belle aventure humaine, porteuse des valeurs de nos deux instituts.
Yvan CHAZALVIEL