Conférence de Christophe JAFFRELOT le Mardi 4 février
« Nationalisme, religion et populisme dans l’Inde d’aujourd’hui
à travers ‘le phénomène Modi’ »
Il y un nationalisme universaliste, celui hérité de Nehru, qui a structuré la politique indienne jusqu’en 2010. Et l’autre, fermé, ethnique et ethno-religieux hindous, porté par le Bharatiya Janata Party (BJP) représenté par Narendra Modi qui a évolué doucement jusqu’à sa victoire en 2014 et sa réélection en 2019 (majorité absolue au Parlement).
Actuellement, l’économie de l’Inde est moins dynamique, les exportations sont en baisse, beaucoup de jeunes sont au chômage et la population puise dans l’épargne. De plus, le changement climatique, la violence des moussons et les sécheresses extrêmes aggravent la situation (nécessité d’acheminer de l’eau à Madras pendant l’été 2019).
En Inde, il est difficile de connaître finement la population parce qu’il n’y a pas d’État civil et que la délivrance de pièces d’identité date de moins de dix ans et concerne la moitié de la population. Mais le problème démographique n’est pas enrayé et c’est 16 millions de naissances par an qu’il faut gérer.
Depuis 2017, le BJP perdait toutes les élections régionales. Narendra Modi (né le 17 septembre 1950 au Gujarat) a privilégié des campagnes électorales « à la Bollywood » jouant sur l’affect de la race pure hindoue défavorisée dont il émane ; il répond aux attentes d’un électorat populaire en quête de repères. Ainsi, Narendra Modi n’a pas hésité à exploiter des événements marquants comme la construction d’une mosquée sur le lieu de naissance du dieu Ram en 1528, à Ayodhya. Un temple hindou va être reconstruit à la place de cette mosquée détruite en 1992 par des populistes.
Narendra Modi médiatise avec force publicité sa participation à des rites religieux et fait financer ses campagnes par des hommes d’affaires indiens, y compris ceux appartenant à la diaspora indienne, forte de 3 millions de personnes, installée aux États-Unis. Narendra Modi se déplace dans l’avion privé d’un milliardaire, ce qui est une pratique totalement contraire à l’éthique démocratique indienne.
En 2019, à l’occasion d’une attaque djihadiste venant du Pakistan voisin, Narendra Modi brandit la menace pakistanaise et réplique contrairement à ce qui se faisait depuis la guerre de 1971. Il va exploiter le témoignage d’un pilote récupéré et le fera participer à sa campagne électorale de 2019. C’est un fait inédit en Inde de militariser le discours politique et de politiser l’armée indienne.
Un accès à la citoyenneté fondé sur la religion
Depuis sa victoire en 2014, Narendra Modi n’a cessé de stigmatiser la communauté musulmane en majorité soufie, 200 millions d’indiens, et les minorités sont considérées comme des citoyens de seconde zone.
En 2019, la discrimination de fait est devenue une discrimination de droit avec le Citizenship Amendment Act par lequel la citoyenneté indienne n’est pas reconnue pour les non hindous venant des pays voisins. C’est la première fois que l’accès à la citoyenneté est défini par la religion en Inde. Les réfugiés sont envoyés en camp et triés.
La démocratie est passée d’une démocratie intégrale à une démocratie imparfaite.
Parallèlement, le nombre des ONG est passé de 10.000 à 30.000, y compris les ONG chrétiennes qui œuvraient dans le domaine de l’éducation et de la santé, lesquelles perdent, de ce fait, leur licence.
Les universitaires et les intellectuels contestataires ont interdiction de sortir du pays.
La « Route de l’Inde », alternative de la « Route de la soie »
Les États-Unis et le Japon soutiennent l’Inde, parce qu’elle est en dehors de la « Route de la soie ». Ils cherchent à créer une alternative via l’Afrique dont l’Ile Maurice est la tour de contrôle de l’Océan indien pour l’Inde. Toutefois celle-ci doit donner des gages de fiabilité.
Le gouvernement indien fait preuve d’une certaine ambivalence envers la Chine en raison de son appartenance au groupe de pays dénommé « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud).
Les pays européens surveillent la pénétration de la Chine dans l’Océan indien et partagent les mêmes appréhensions que les Indiens. Cette situation favorise le développement des coopérations avec New Dehli dans beaucoup de domaines techniques, notamment nucléaire (« EPR » – réacteur européen à eau pressurisée). De plus, l’Inde est le cinquième importateur d’armes (20 milliards par an) car son industrie, même si elle commence de fabriquer un avion de chasse léger et des chars lourds, est encore loin de satisfaire les besoins de son armée. Pour l’Europe aussi, l’Inde est une pièce maîtresse pour contenir la Chine dans son projet d’expansion.
On peut donc considérer que la politique de Narendra Modi se solde, par une régression de l’Inde en tant qu’acteur économique et démocratique bien que le pays se classe au cinquième rang des économies mondiales. Cette récession économique indienne inquiète l’Europe liée par ses partenariats avec New Delhi.
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Christophe Jaffrelot est diplômé de Sciences Po, de l’université Paris 1 Sorbonne (maîtrise d’histoire), de l’EHESS (DEA Histoire et civilisations) et de l’Institut national des langues et civilisations orientales (DULCO de hindi). Il a obtenu un doctorat en science politique et l’habilitation à diriger des recherches à Sciences Po où il est devenu chargé de recherche au CNRS puis directeur de recherche en 2002.
Il dirige la collection d’ouvrages Comparative Politics and International Studies chez Hurst (Londres) et Oxford University Press (New York) et participe au conseil éditorial ou scientifique de plusieurs revues dont India Review, Asian Survey, Nations and Nationalism et International Political Sociology
Christophe Jaffrelot est consultant permanent au Centre d’analyse, de prospective et de stratégie du Quai d’Orsay et est Non Resident Scholar à la Carnegie Endowment for International Peace (Washington DC). Il officie comme expert auprès de l’Institut Montaigne depuis 2017.
Christophe Jaffrelot est professeur invité au King’s India Institute de King’s College (Londres). Il est membre du Conseil scientifique du Südasien Institut (Heidelberg), du Center for the Study of Multilevel Federalism (New Delhi), du South Asia Center de l’Université de Göttingen et de l’Université Ashoka où il préside le Conseil scientifique du Trivedi Political Data Center.
Il a rejoint l’Académie des Sciences Morales et Politiques comme membre correspondant en 2019.
Ses recherches en cours portent sur « nationalisme, religion et populisme dans l’Inde d’aujourd’hui à travers ‘le phénomène Modi’ », la sociologie de la classe politique en Inde (et en particulier celle des élus au parlement et aux assemblées régionales), les Dargahs (tombes de saints soufis) d’Ajmer (Rajasthan), la question du fédéralisme au Pakistan, et l’histoire politique du Gujarat, notamment sous l’angle des relations entre monde des affaires et milieu politique.
Dernières publications :
- L’Inde de Modi , Paris, Fayard, 2019
- Le syndrome pakistanais, Paris, Fayard, 2013, 657 p.
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